Revenge, The Substance : une histoire d’étoile(s) montante(s)
Quelle expérience que de découvrir de manière condensée la carrière de Coralie Fargeat. Alors que toute la cinésphère débat à juste titre de son dernier film primé à Cannes — The Substance — la première chose à laquelle j’ai pensé, c’est qu’au-delà du buzz qui finit toujours par retomber, des thèses entières allaient être rédigées sur son œuvre. Je voyais l’Histoire du cinéma et du féminisme pop se dérouler sous mes yeux.
Car si la réalisatrice sait très bien brouiller les pistes en empruntant les plans les plus emblématiques d’un male gaze décomplexé rappelant les plus grandes heures d’un Michael Bay, elle sait aussi très bien en apporter un contrepoint d’autant plus violent dans sa radicalité. Dans Revenge, c’est la scène de viol de son héroïne qui fait basculer — littéralement — le point de vue de sa caméra. Malgré sa quasi-nudité dans la suite du film, l’héroïne est filmée comme le sont les héros masculins de films d’action. Son corps est mis en valeur pour sa force et sa résilience, loin des gros plans initiaux sur ses fesses maintes fois complimentées par les protagonistes masculins qui finiront par la violer et tenter de la tuer. Pour autant, Fargeat ne tombe pas dans le piège du “not like the other girls”, ne cherchant nullement à masquer la féminité de son héroïne. Et si elle récupère les armes et les outils de ses chasseurs, elle n’en revêtit jamais ni les oripeaux, ni l’insupportable prétention.
Si l’effet cathartique de son cinéma est indéniable, Fargeat maîtrisant la mise en scène de la rage féminine comme peu avant elle, il porte aussi des messages que l’on pourrait lui reprocher d’être peu subtils. Avec Revenge, la réalisatrice nous enjoint à ne pas se taire, à ne pas accepter les termes d’une justice masculine, à “put up a fight”, à se défendre jusqu’au bout.
Dans The Substance, on nous rappelle sans cesse que “you are one”, nous ne sommes qu’une, les femmes sont indivisibles. Par la force des choses, car comme elle le montre, pour les producteurs véreux et les actionnaires libidineux, les femmes sont toutes interchangeables, remplaçables, façonnables selon leurs bons désirs — et si elles sont jeunes et sexy pour le moment , il suffira d’attendre quelques années pour qu’elles deviennent aussi jetables que leurs aînées. You are one est donc un constat terrible, mais également un mantra libératoire. Les femmes doivent faire front, nous n’avons de valeur que si les plus répudiées d’entre nous en ont. Les vieilles, les difformes, toutes celles qui ne rentrent pas dans les cases beaucoup trop étroites de la beauté normative blanche et sexiste, toutes celles qui ne s’expriment pas comme il faut, toutes celles qui ne se “contrôlent” pas.
La thématique du contrôle est d’autant plus présente dans le film qu’elle se déroule entre femmes (Elisabeth prie que Sue se contrôle pour ne pas aspirer toute la jeunesse qu’il lui reste, tandis que Sue hurle qu’Elisabeth a besoin de se contrôler lorsqu’elle découvre leur appartement ravagé par cette dernière) mais aussi par soi-même sur soi-même. La séquence déchirante voyant Elisabeth enlever rageusement son maquillage avant de le refaire à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle n’ose finalement plus sortir de chez elle pour aller à son rendez-vous amoureux en est une parfaite illustration. Théoriquement rien ni personne ne s’oppose à ce qu’elle reprenne une vie amoureuse. Il n’y a qu’elle-même qui s’en empêche — enfin, il y a surtout l’image de son double placardé sur un panneau géant et illustrant toutes les injonctions patriarcales pesant sur le corps des femmes.
Il n’y a qu’une femme pour écrire et mettre en scène avec une justesse aussi poignante ce sentiment de frustration et de rage ressenti face à des règles que l’on sait arbitraires mais qui sont tellement ancrées qu’il en devient impossible de les dépasser. Demi Moore, 61 ans, dont on imagine facilement qu’elle a subi bien des affronts aux mains d’Hollywood en livre une interprétation d’un réalisme cru. L’actrice expliquera en interview que le tournage de cette scène fut particulièrement éprouvant, la laissant le visage à vif et accablée de fatigue — telle son personnage.
Coralie Fargeat entérine avec ce deuxième long-métrage son statut de réalisatrice culte, dont le travail boulimique de détails semble avoir englouti tous les codes du cinéma masculin pour mieux les recracher une fois digérés, citant à tout va Kubrick comme De Palma, se souciant peu de la manière dont ces messieurs vont les comprendre, loin de la révérence snob ou de la culture nerd de l’easter-egg. Non, Fargeat impose sa vision du cinéma et de l’horreur comme un genre dédié aux femmes, pour les femmes, sans se soucier de plaire au regard démiurge masculin. En témoigne la surprenante tendresse avec laquelle elle filme la créature monstrueuse que sont devenues ses héroïnes ayant refusé de suivre les règles — édictées par une voix masculine désincarnée — de la substance. Elles ont désobéi et sont littéralement devenues Une — remember, there is no you or she, you are one. La leçon nous est rappelée dans un final si sanglant qu’il fera fuir de ma salle de cinéma deux jeunes adolescentes.
“Se soutenir ou périr” nous raconte Coralie Fargeat avec toute sa démesure morbide et colorée, noyée sous des litres d’un sang métaphorique, rappelant déjà la fin de Revenge. Ses jeunes héroïnes se font d’ailleurs étrangement écho d’un film à l’autre, dans leur regard fier, leur moue boudeuse et séductrice, leurs corps parfaits défigurés par la violence des hommes, leur souffrance ignorée par ces derniers, leur quasi-mutisme — et en un clin d’oeil appuyé, leurs boucles d’oreilles en forme d’étoiles. Des personnages qui se ressemblent, et dont le message se complète : défendez-vous, unissez-vous. On a hâte du prochain long métrage qui pourrait bien achever cette tranchante trilogie féministe.